
L’incompétence récompensée
Il existe des hommes qu’on place à la tête d’un navire parce qu’ils ont fait preuve de bravoure ou qu’ils ont su acquérir une véritable expérience en mer ; il y en a d’autres, pourtant, qui obtiennent ce privilège grâce à l’autorité d’un patronyme respectable ou à la faveur de relations nouées dans les couloirs du pouvoir. Hugues Duroy de Chaumareys incarne sans hésitation cette seconde catégorie, celle de ces élus du piston qui abordent la mer avec la distance mondaine de ceux pour qui naviguer n’a jamais été un métier. Héritier d’une famille limousine solidement installée, il traverse la plus grande partie de sa carrière à terre, loin de toute compétence maritime véritable. Ce n’est pas sur l’écume des flots qu’il forge sa réputation, mais bien sur sa fidélité à la monarchie, une qualité qui, dans la France de la Restauration, pèse parfois plus lourd que la maîtrise du métier.
Néanmoins, il convient de rappeler que la Marine française de cette époque, épuisée par les guerres et les bouleversements de l’Empire, manque alors cruellement de cadres expérimentés. Chaumareys n’est pas le seul capitaine nommé davantage par nécessité administrative que par mérite personnel, et la question de sa compétence ne saurait se résumer à une simple caricature : il est le produit d’un système où le nom prime souvent sur la pratique, mais il n’est pas seul responsable du malaise généralisé de la marine restaurée.
En 1816, alors même qu’il n’a pas commandé de navire depuis vingt-cinq ans, il se retrouve bombardé capitaine de La Méduse, un poste pour lequel ses qualités de loyaliste et les recommandations de ses soutiens pèsent bien plus que l’aptitude au commandement. Sa mission, à l’origine, devait être sans histoire : convoyer vers le Sénégal le nouveau gouverneur, accompagné de colons, de militaires, de notables et de scientifiques, tout en redonnant du lustre à la France restaurée sur la route de l’Afrique de l’Ouest.
Une mission banale, un désastre annoncé
Dès l’embarquement pourtant, on sent planer le parfum du désastre : Chaumareys, persuadé de sa supériorité, ignore les mises en garde de ses officiers et multiplie les initiatives hasardeuses. Il s’obstine à longer la côte au plus près, s’appuie sur des cartes vieillissantes, néglige les prudences élémentaires, et balaie les objections d’un geste d’autorité, comme si gouverner un navire relevait du pur privilège social plutôt que d’un devoir envers les vies humaines embarquées. L’ambiance à bord s’alourdit, chacun pressentant qu’un capitaine sans réelle maîtrise technique mène la Méduse vers l’échec.
Pourtant, les responsabilités du désastre ne s’arrêtent pas à sa personne. Si Chaumareys incarne l’aveuglement du favoritisme, il est aussi le maillon d’une chaîne de décisions et de défaillances : un équipage partiellement inexpérimenté, des instruments parfois inadaptés, des instructions peu claires et un contexte matériel fragile aggravent la situation. Le 2 juillet 1816, le navire s’échoue sur le banc d’Arguin, au large de la Mauritanie, un écueil pourtant bien connu des marins mais dont le capitaine semble ignorer l’existence. Le naufrage n’est pas un accident pur, mais le résultat d’un enchaînement de choix et d’erreurs qui auraient pu être évités si l’écoute et la compétence avaient été au rendez-vous.
Plutôt que d’assumer, Chaumareys multiplie les décisions funestes : les canons sont jetés à la mer, les vivres suivent sans préparation, l’évacuation retardée se mue en panique. On improvise un radeau pour cent quarante-sept hommes, entassés dans la confusion et bientôt condamnés à dériver, tandis que, sur ordre du capitaine, les embarcations abandonnent toute tentative de remorquage. Lui-même, préférant la sécurité, embarque dans une chaloupe avec les notables, laissant la grande majorité de ses hommes à la dérive, comme de simples accessoires du naufrage.
La suite n’est que souffrance et effroi : treize jours d’agonie sur un radeau de fortune, où la faim, la soif, la folie et le cannibalisme s’installent. Quand un navire secourt enfin les survivants, ils ne sont plus que quinze, méconnaissables, dont le récit traumatise l’opinion.

De fait divers à mythe national
Peu à peu, La Méduse cesse d’être un simple fait divers pour devenir un mythe national. Dans une France encore hantée par la mémoire de la Révolution, l’affaire catalyse l’exaspération d’une génération fatiguée de voir revenir une élite coupée des réalités. L’opinion ne s’indigne plus seulement de la perte d’un navire, mais d’un système où la fidélité et les liens de caste passent avant toute forme de compétence. Chaque détail du drame, disséqué par la presse et par la littérature, vient nourrir la colère contre une monarchie incapable de se renouveler.
Le monde de l’art s’en empare à son tour : Géricault, fasciné par la force tragique du récit, consacre deux ans à peindre « Le Radeau de La Méduse », tableau dont la violence symbolique marque durablement l’imaginaire collectif. Des auteurs comme Hugo, Lamartine ou Michelet voient dans ce naufrage la métaphore éclatante d’un monde qui se ferme sur lui-même, où l’inertie et le mépris des humbles conduisent inévitablement à la ruine.
Dans cette dynamique, Chaumareys devient un bouc émissaire parfait. Il est condamné à une peine légère au regard du drame, s’efface des débats publics et ne trouve que peu de défenseurs, tant son nom cristallise le rejet d’un système entier. Pourtant, il faut rappeler que la chaîne des responsabilités allait bien au-delà de sa seule personne : certains officiers, l’état-major, le ministère ont également failli, et son procès fut vite expédié, selon les usages du temps.
L’affaire Méduse, elle, continue d’agiter les esprits au fil des années. Devenue symbole d’une faillite collective, elle accompagne le lent divorce entre un peuple assoiffé de justice et une élite retranchée dans ses privilèges, au point de s’inscrire durablement dans la mémoire nationale comme l’une des dernières scènes de l’agonie monarchique.
Ce que dit l’historiographie
L’affaire de La Méduse continue d’alimenter, aujourd’hui encore, les débats sur la responsabilité politique, la faillite du mérite et le coût humain des passe-droits.
Les historiens s’accordent désormais à replacer ce naufrage dans son contexte : le retour au pouvoir des Bourbons ne fut pas seulement un retour en arrière politique, ce fut aussi la restauration d’un système où les relations, le nom, la fidélité prenaient le pas sur le savoir-faire. Chaumareys, prototype du pistonné incompétent, incarne cet échec collectif, où la tragédie individuelle dévoile un désastre national.
La Méduse n’a pas à elle seule provoqué la révolution de 1830, mais elle a révélé au grand jour la fracture grandissante entre un peuple fatigué des privilèges et une élite qui refusait d’entendre le grondement de l’Histoire.
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La trajectoire de Chaumareys rappelle qu’il suffit parfois d’un nom, d’un piston ou d’une loyauté mal placée pour se retrouver à la tête d’un désastre. Son histoire, loin des récits héroïques, incarne la banalité du naufrage : un échec qui aurait pu rester silencieux, s’il n’avait fini par hanter la mémoire collective. Pour découvrir l’envers du décor, explorer en détail l’épopée absurde de La Méduse et rencontrer d’autres figures inoubliables, retrouvez prochainement « Les ratés de l’Histoire », un livre où les vaincus, les maladroits et les oubliés reviennent occuper la scène de l’Histoire.
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